Passion
Nous y voilà.
Voici venu le moment de mon dernier éditorial, de mon dernier message, de cette dernière parole que j’ai souhaitée un peu intime.
C’est évidemment émouvant et un peu grave quelle que soit mon envie de vous laisser un message de joie.
Nous avons traversé ensemble dix saisons, dix programmations et le temps est passé si vite.
Bien sûr, ces années ont été troublées, empêchées par des événements graves, mais, petit miracle, le théâtre a résisté.
Il a résisté depuis des siècles à différentes vagues qui le menaçaient : l’imprimerie, le cinéma, la télévision, les plateformes de streaming, les réseaux sociaux… Et il est toujours là, si fort et si fragile. Si archaïque et si moderne.
Il faut être conscient·es de la force de ce rituel qui nous réunit autour de cette « cérémonie païenne » comme je l’ai déjà nommée avec vous.
Quel est ce mystère qui nous touche si fort quand nous frémissons ensemble à l’unisson ?
J’ai toujours eu avec vous un dialogue généreux, confiant. Vous m’avez parfois exprimé vos doutes, vos incompréhensions, mais nous avons toujours pu en parler sur la base de la confiance et de la bienveillance. De cela, je vous remercie.
Je vous remercie aussi infiniment pour vos témoignages de satisfaction et de vos émotions après un spectacle.
Je garderai pour toujours votre façon de m’interpeller dans la rue, au marché, pour simplement me dire merci. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ces moments sont précieux : la justification du travail acharné d’une équipe pour bâtir cette communauté constituée d’horizons divers et qui se retrouve autour d’une interrogation commune – qu’est-ce que vivre et comment pouvons-nous le faire au mieux dans la dignité et en responsabilité ?
Vous avez joué le jeu de partager avec nous un théâtre de création ; c’est-à-dire être les supporteur·ices d’un théâtre en train de se faire, ici et avec vous, sans avoir les garanties de la réputation d’un spectacle déjà « labellisé » par la critique.
Vous avez partagé avec nous l’aventure un peu folle de ce théâtre habité en permanence, cette ruche bourdonnante toujours en activité.
Vous avez été nombreuses et nombreux à suivre attentivement nos élèves, comme vos élèves, guettant leur progression puis leur carrière dans la vie active.
Enfin, vous avez participé activement aux rencontres que nous vous proposions avec des spectacles très différents, dialoguant entre eux, se confrontant. Rien de plus dangereux que l’entre-soi et la pensée consensuelle.
Pour tout cela merci.
Pour ma dernière création avec vous, j’ai choisi Le Rouge et le Noir de Stendhal. C’est évidemment ce qui a inspiré en partie mon titre : « Passion ». Cela a de quoi vous surprendre, vous qui connaissez mon goût pour l’écriture contemporaine. Pourquoi choisir aujourd’hui l’un des grands classiques de notre histoire littéraire ?
Sans doute le besoin dans notre époque troublée, chaotique, de nous pencher sur le passé pour mieux comprendre notre présent. Une distance pour nous permettre de relativiser notre quotidien en nous rappelant que par le passé nous avons aussi été déçu·es par les idéologies (et qu’elles ont ressurgi). Que les transfuges de classe comme Édouard Louis, Didier Eribon ou Annie Ernaux ont un ancêtre : Julien Sorel.
Que l’ascension de Julien se fait sur le corps des femmes comme autant de tremplins que l’on peut piétiner.
Pour la langue enfin ; expression des subtilités de nos âmes que nous aimerions ne pas voir se racornir dans une « novlangue » qui restreint la pensée. La nature humaine est complexe, emprunte de paradoxes que le scalpel de la langue de Stendhal dissèque.
Une sorte d’autopsie salutaire.
Dès mes premiers contacts, j’ai affirmé ma volonté de partager un concept fondamental pour moi : la pensée est un acte joyeux ! Partager ensemble nos interrogations sur notre condition d’êtres humains, échanger nos visions sur le monde tel qu’il va, nous rend plus fort·es.
Lors de mon premier éditorial « Il est trop tard pour être pessimiste », je partageais avec vous mon amour pour Joë Bousquet. Ce poète et écrivain, handicapé, souffrant, se posait en pourfendeur des chantres du pessimisme.
Alors excusez-moi si je me répète, mais mon credo est toujours le même : « L’homme naît dans le doute. Il naît aveugle à ce qu’il est vraiment. Le confirmer dans ce doute, c’est facile et c’est bête.
La vraie tâche, c’est de lui faire sentir les ressources illimitées de l’humain ».
J’espère avoir partagé cette croyance et avoir insufflé une force insoupçonnée en vous.
Vous me manquerez. Moi qui viens du Sud-Est, vous m’avez appris à aimer les lumières du Sud-Ouest, reflet de la douceur de vos tempéraments, des rêveries qui viennent de la fréquentation des grands espaces et du ciel, partout, présent et si inspirant.
Belle vie à vous et belles aventures au TnBA dont vous êtes l’âme.Cette dernière saison, nous l’avons pensée pour vous avec les valeurs qui ont guidé mes pas depuis le début.
Catherine Marnas
Mai 2023
De 1983 à 1994, Catherine Marnas est assistante à la mise en scène auprès d’Antoine Vitez et Georges Lavaudant. En 1986, elle fonde avec Claude Poinas la Compagnie Parnas où elle s’attache à faire entendre l’écriture d’auteurs contemporains comme Roland Dubillard, Copi, Max Frisch, Olivier Py, Pier Paolo Pasolini, Jacques Rebotier, Serge Valletti... Quelques classiques jalonnent néanmoins son parcours tels Brecht, Molière, Shakespeare, Tchekhov. Elle met en scène en France et à l’étranger plusieurs textes de son auteur fétiche Bernard-Marie Koltès, ouvrant de nouvelles perspectives dans son œuvre. Sa volonté de confronter son théâtre à l’altérité, son goût des croisements, l’a régulièrement emmenée dans de nombreuses aventures en Amérique latine et en Asie. Catherine Marnas a toujours conjugué création, transmission et formation de l’acteur notamment au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris et à l’École Régionale d’Acteur de Cannes. C’est avec les élèves-comédiens de l’École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine (éstba) que se poursuit cette quête d’une formation d’excellence.
Elle est directrice du TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine et de l’éstba depuis janvier 2014. C’est avec ardeur qu’elle y revendique un théâtre « populaire et généreux » où la représentation théâtrale se conçoit comme un acte de la pensée et source de plaisir... Ses précédentes mises en scène au TnBA : Lignes de faille de Nancy Huston (2014), le Banquet Fabulateur, création collective (2015), Les Comédies barbares de Ramón del Valle-Inclán (2016) ; 7 d’un coup de Catherine Marnas inspiré du Vaillant petit tailleur des Frères Grimm (2017), Marys’ à minuit de Serge Valletti (2018), La nostalgie du futur de Pier Paolo Pasolini et Guillaume le Blanc. En 2020, elle a créé A Bright Room Called Day ... Une chambre claire nommée jour de Tony Kushner. En janvier 2022, elle crée Herculine Barbin : Archéologie d'une révolution d’après Herculine Barbin dite Alexina B. publié et préfacé par Michel Foucault.
En octobre 2022 elle créera Pour que les vents se lèvent, adaptation de L’Orestie par Gurshad Shaheman, co-mis en scène avec Nuno Cardoso dans le cadre de la saison France-Portugal, projet européen labellisé par l’Institut français.
© Frédéric Desmesure
2010 L’Affaire de la rue de Lourcine
d’Eugène Labiche au Festival Lakhaon – Phnom Penh/Cambodge
2011 Lignes de faille
de Nancy Huston
2012 Salinger
de Bernard-Marie Koltès
2013 El Cachafaz
de Copi
2013 N’enterrez pas trop vite Big Brother
de Driss Ksikes
2014-2015 Lignes de faille (reprise)
de Nancy Huston
2015 Le Banquet fabulateur
2015 Lorenzaccio
d’Alfred de Musset, création au TnBA le 7 octobre 2015
2016 Comédies barbares
de Ramón del Valle-Inclán
Spectacle de sortie de la 3ème promotion de l'éstba
2017 7 d'un coup
de Catherine Marnas
inspiré du Vaillant petit tailleur des Frères Grimm
2018 Marys' à minuit
de Serge Valletti
2018 La nostalgie du futur
de Pier Paolo Pasolini & Guillaume Le Blanc
2020 A Bright Room Called Day ... Une chambre claire nommée jour
de Tony Kushner
2022 Herculine Barbin : Archéologie d'une révolution
D’après Mes souvenirs d'Herculine Barbin dite Alexina B. publié et préfacé par Michel Foucault
2022 Pour que les vents de lèvent
de Gurshad Shaheman
Co mise en scène Nuno Cardoso
dans le cadre de la saison France-Portugal, projet européen labellisé par l’Institut français
2022 Le Rouge et le Noir
de Stendhal